Till Kuhnle Projekte / projets 16/10/2016
Till R. Kuhnle |
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Forschungsprojekte / Projets de recherche
START Les principaux projets
Projets 2014-2016 - et au-delà.... Réaliser et communiquer le changement – RCC (pour les années 2013/2014 et 2014/15) Projet dans le cadre "Actions structurantes" del 'Université de Limoges impliquant des cherchecheurs de quatres équipes:EHIC, FRED, CRIHAM, OMIJ Responsable du projet: Till Kuhnle La notion de « réforme » qui domine le discours socio-économique actuel renvoie à la question de la légitimité d’une modification effectuée à l’intérieur d’une société, d’une tradition, d’un système économique ou de tout autre ensemble fonctionnel et signifiant dans le but d’une amélioration. Cela dit, elle implique un changement par des moyens conformes aux règles existantes afin de maintenir l’ensemble en question, à savoir son identité, même là où elle désigne une pratique censée l’abolir. La notion de « réforme » est donc située à la charnière d’une dialectique qui s’exprime en plusieurs notions adversatives comme celles de « tradition et innovation », de « tradition et révolution », de « révolution et restauration » ou de « révolution et évolution ». Par le biais de l’idéologie, le discours réformateur peut être aussi celui d’une rupture qui – par définition – irait à l’encontre de son message initial : le maintien de l’objet auquel il se réfère. Or, s’il s’agit d’un système complexe, comme c’est le cas pour toute civilisation ; un tel système dispose toujours d’une « marge de contingence » (Luhmann) : les différents domaines ou « microsystèmes » qui le constituent peuvent subir des changements, voire des ruptures, sans pour autant porter atteinte à son identité. C’est notamment le cas dans le domaine de l’art qui connaît des changements dans le système des genres et dans l’ensemble des procédés artistiques, sans pour autant perdre son statut en tant qu’art – même face au défi des avant-gardes dites historiques. Ainsi, le formalisme russe préconise-t-il un modèle dynamique où, par l’interaction de certains éléments, les microsystèmes créent une « série » – à l’instar de la « série littéraire » (Tynjanov). En sciences humaines, Foucault a mis en lumière de nouvelles discursivités, prononcées par des instances qui occupent une place assignée dans l’ordre du discours. Cela permet de formuler les hypothèses suivantes : (1.) tout discours de légitimation préconise un changement (réforme, révolution, mutation, innovation, évolution) ; (2) c’est par les modifications effectuées qu’un mouvement ou un pouvoir se justifie ; (3) les changements et leurs communications sont l’essence même de toute civilisation complexe ; (4) ce sont les représentations – donc le discours – accompagnant un changement qui décident de sa qualité ; il n’y a donc pas de critère absolu pour distinguer entre réforme, révolution, évolution ou innovation ; (5) à l’intérieur d’un système complexe, à savoir d’une société ou d’une civilisation, le notions d’identité et de changement demandent toujours d’être redéfinies. Financement : une demande de financement (cadre: Actions structurantes) auprès de la Région du Limousin est en cours.
Le pirate comme ombre de la modernité (depuis 2012) La mer est un espace liquide sans frontières, très tôt régi par des règles coutumières. Les premiers Grecs étaient tous pirates ; pirata minus delinquit, quia in mari delinquit : les délits des pirates sont considérés comme mineurs parce que commis en mer (Alciat). Partant de cette assertion, Carl Schmitt, juriste constitutionnaliste contesté mais d’une grande influence sur la théorie du droit international public, estime dans Le Nomos de la Terre que la nouvelle géographie du monde apparue à la suite des grandes découvertes amène une nouvelle vision du monde et qu’un jus publicum europaeum s’impose pour régler aussi les conflits de la mer, zone franche, espace d’impunité, en opposition à la terre ferme et à ses lois définies. « Pirate », du grec peirô, signifie « tenter », « essayer », « risquer », mais aussi « prendre ». Chez Homère, les pirates tentent leur chance sur la mer sans avoir honte de prendre de force les butins, mais aussi les hommes. Tout en étant en rupture avec les valeurs morales et les lois, les pirates de la Méditerranée ont été en effet de grands pourvoyeurs d’esclaves et ont de ce fait contribué à marquer l’économie antique et à la rendre florissante. C’est sans doute pourquoi Rome a tardé à combattre ce qu’elle considérait par ailleurs comme un fléau. Depuis la fin du XVIe siècle – à citer la date symbolique de 1492 –, des pirates et des aventuriers transportent en quelque sorte leur civilisation – et toutes ses apories – jusqu’aux fins fonds du monde. Explorateurs et géographes ne sont quant à eux pas moins aventuriers, même s’ils sont le plus souvent au service des États ou des commerçants. À l’aube des temps modernes, la mer est encore un no man’s land où règne la loi du plus fort, et le brigand des mers, le pirate, y agit sans scrupules. Les États les utilisent alors à leur profit. À l’instar de Jean Bart, ceux que l’on appelle les corsaires sont désormais des alliés précieux pour les rois en Europe, car ils affaiblissent l’adversaire et contribuent au ravitaillement des troupes régulières. Avec l’avènement de la bourgeoisie, la littérature redécouvre l’espace hors-la-loi où l’individu peut encore s’affirmer par des actions héroïques. L’image du pirate devient ambiguë : d’une part il continue à incarner une menace, voire le mal, d’autre part on le vénère comme gentilhomme de fortune, ce qui donne lieu à l’émergence d’un nouveau genre romanesque dont Daniel Defoe, Robert Louis Stevenson, Jack London ou Emilio Salgari sont de grands représentants. La Femme de trente ans de Balzac ou les romans de Jules Verne entraînent leurs lecteurs dans le monde de la piraterie, monde qui exerce encore de nos jours une grande fascination (Zoé Valdes, Louves de mer). Mais la piraterie gagne aussi la terre ferme, les prairies (Gustave Aimard et Karl May), les grands fleuves du Nouveau Monde et d’autres continents ainsi que les forêts ou règnent les Robin des Bois. Et Die Räuber de Schiller trouvent leur équivalent maritime dans les fragments intitulés Seestücke. Par ailleurs, la mer et les forêts sont des symboles récurrents de l’inconscient. Des grands pirates incarnés par Errol Flynn ou Burt Lancaster aux Pirates des Caraïbes, ces brigands de la mer battent des records en salle. Les pirates continuent à peupler romans et films d’aventure ou de science-fiction. Le roman graphique L’Ile au trésor, par exemple, est une relecture du chef d’œuvre de Stevenson dans une banlieue du XXe siècle. On connaît les « radios pirates », ces voix « off » de la liberté. Avec la mondialisation, de nombreux produits pirates profitent de l’anonymat économique et des avantages d’un monde sans frontières, partant du principe que pirata minus delinquit, quia in mari delinquit. Le pirate est devenu le symbole du « tout autre » puisqu’il se soustrait aux normes fixées par les lois nationales et internationales : Nam pirata – écrit Cicéron (De officiis III. 107) – non est ex perduellium numero definitus, sed communis hostis omnium; cum hoc nec fides debet nec ius iurandum esse commune. Colloque : Pirates - aventuriers - exporateurs (Boulogne-sur-Mer: 8-9-10 novembre 2012) programme Articles et communications : Hugo Pratt: Una Ballata del mare salato (2012) ; Le monde transformé en intérieur – cartographie et inventaires dans les récits de voyage de Jules Verne et de Karl May (2012) ; Le « Hoppla » apocalyptique de Seeräuber-Jenny (B. Becht) et Les louves de mer (Z. Valdés) : deux rêves de liberté (2012) ; Les pirates devant les portes du palais de cristal – exemples pour une analyse existentielle de l'espace en littérature (2013). Pour les références cf. publications et conférences Financement : entre autres avec le soutien des équipes H.L.L.I (Histoire, Langues, Littératures et Interculturel, EA 4030) et E.H.I.C (Espaces Humains et Interactions Culturelles, EA 1087).
Littérature et théologie politique depuis le 17ème siècle Le théâtre du
baroque et du classicisme en Espagne, en France et en Allemagne fait
preuve d’une « théologie politique » qui dirige les actes des
protagonistes. Depuis Carl Schmitt, on parle d’une « théologie
politique » quand les notions et les normes juridiques auxquelles elles
se réfèrent font preuve de la même autorité que les notions et concepts
théologiques (Politische Theologie). Pour le théâtre du classicisme
cela signifie que des normes comme la raison d’état et la gloire du
prince (même du prince païen) sont considérées comme des principes
émanant de la volonté de Dieu sans qu’il y ait une confirmation
théologique. Le projet Littérature et théologie politique et censé
retracer la via argumentorum du 17e siècle et démontrer qu’elle n’a pas
perdu d’actualité puisque les arguments politico-économiques continuent
à se présenter sous un aspect «théologique». Ce sont notamment les
travaux du chercheur italien Giorgio Agamben qui ont souligné
l’actualité du concept d’une théologie politique (p.ex. Homo sacer I.
Le pouvoir souverain et la vie nue, 1998, et Homo sacer II. État
d’exception, 2003). Au congrès des romanistes allemands (Deutscher
Romanistentag) à Sarrebruck (2005), j’ai dirigé l’atelier Aspekte der
politischen Theologie der Neuzeit – Herrscherbilder und
Staatsverständnis in den Dramen von Renaissance, Barock und Klassik /
Aspects d’une théologie politique – les images des princes et de l’État
dans le théâtre de la Renaissance, du Baroque et du Classicisme. Articles:
Le péché du grotesque – vers une épuration du théâtre classique au nom
d’une théologie politique (2012), Comment
gérer l’Apocalypse de 1789. D’une lecture « légitimiste » de Rousseau à
une théologie politique (2010), L'état
d'exception comme rite de passage: quelques drames du baroque et
du classicisme relus avec Carl Schmitt (2009). Pour les références: publications Le classicisme : rhétorique et théâtre .
Dans deux articles redigés pour le Historisches Wörterbuch der rhetorischen Grundbegriffe / Dictionnaire historique de la terminologie rhétorique
(dir. Gerd Ueding, Tübingen), j’ai résumé la rhétorique du Grand Siècle
: Art. Klassizismus / Klassik. Frankreich (1998) et Querelle (2005).
J’ai codirigé l'ouvrage 17. Jahrhundert. Theater (2003). Ces travaux sont reliés au projet Littérature et théologie politique depuis le XVIIe siècle.
Pour les références :publications
Nietzsche et la discussion esthétique Mes recherches sur Nietzsche
sont liées à mes travaux sur le concept de nausée en philosophie et
notamment en esthétique. La nausée et le dégoût signifient la négation
totale de la perception esthétique, l’aisthesis. En tant
qu’anti-aisthesis, ils démasquent les limites d’une esthétique établie
– comme celle du classicisme. Le dégoût se situe aux extrêmes du
maniéré et du grotesque (cf. l'article Ces maudits « trompe-l’œil qui ne peuvent que nous exciter l’appétit » : les arts face au défi de l’anti-aisthesis, 2012). Pour les références cf. publications
Ce sont notamment les esthéticiens allemands des XVIIIe et XIXe siècles (Schlegel, Schiller, Herder, Schopenhauer) a traité ce problème (voir Kuhnle : Der Ernst des Ekels, 1996, texte en ligne). Le concept de nausée est devenu le pivot de la pensée de Nietzsche: il parle d’une « grande nausée » (« der große Ekel ») qui se distingue de l’ennui, cause d’un nihilisme primitif. Cette « grande nausée » désigne la faculté de l’homme supérieur d’assumer le choc de l’existence et la frustration ontologique. Ainsi Zarathoustra incite ses disciples à prendre le large pour éprouver le « grand mal de mer » (« die große Seekrankheit »), la « grande nausée », le « grand dégoût ». Le concept nietzschéen a été repris par Emmanuel Lévinas (De l’Évasion) et – probablement par ce biais – par Sartre dont La Nausée emprunte maints éléments d’Ainsi parlait Zarathoustra. Ces recherches ont débouché sur un long article de littérature comparée (Der Ekel auf der hohen See. Begriffsgeschichtliche Untersuchungen im Ausgang von Nietzsche, 1999 - texte en ligne) et de théorie de la littérature qui traite, entre autres, de Lessing, de Schiller, de Baudelaire, de Sartre, de Binswanger, de Drewermann, de Benjamin et d’Adorno. Depuis, j’ai manifesté un intérêt particulier au nietzschéisme juif qu’on peut trouver dans la pensée existentielle des années 30 du XXe siècle. Je m’y réfère notamment dans mes travaux sur Benjamin Fondane. Mes travaux sur Nietzsche sont également à l’origine de mes réflexions sur une méthode d’interprétation basée sur l’analyse existentielle («Daseins-analyse») de Ludwig Binswanger qui s’appuie à son tour sur Heidegger et sur la rhétorique ancienne. Pour les références cf. publications Les résultats de ces réflexions théoriques ont été intégrés à mes publications Theorien der Literatur : Utopie, Kitsch und Katastrophe. Perspektiven einer daseins-analytischen Literaturwissenschaft (2003) et Die permanente Revolution der Tradition – oder die Wiederauferstehung der Kunst aus dem Geist der Avantgarde? (2005). Dans le premier article, j’ai démontré à partir de l’utopie, du kitsch, du roman d’aventure et des discours apocalyptiques les différentes formes du Dasein (« l’être dans le monde ») par rapport à la temporalité. Cela m’a également permis de renouer avec l’introduction méthodologique de ma thèse de doctorat (Chronos und Thanataos. Zum Existentialismus des nouveau romancier Claude Simon, 1992/1995). Dans le deuxième article, j’ai analysé les avant-gardes du début du XXe siècle (exemples tirés du futurisme italien et de l’expressionnisme allemand qui voit en Nietzsche un de ses maîtres penseurs) comme autant de tentatives de fonder des « discursivités ». Ici, le terme « discursivité » établit un lien entre la théorie de Foucault développée dans Qu’est-ce qu’un auteur ? et la notion de topique (topica) dans la rhétorique des anciens. La topique est, d’après Roland Barthes, « ce lieu d’où l’on peut extraire les arguments et où il faut les ramener ». La topique assigne donc à tout élément de la parole – mot, figure, trope et argument – un lieu bien déterminé. À travers les topiques (topicae), l’homme cherche à saisir le monde : tout doit y avoir sa place, son lieu (topos) – dans le temps comme dans l’espace. Elles structurent ce que Heidegger a appelé « la parlerie » (« das Gerede »). Finalement, tout homme aspire à une existence meublée – pour employer un terme de Walter Benjamin. Une telle existence meublée marque le point culminant de ce « rétrécissement de l’être » (« Daseinsverengung ») qui caractérise le kitsch. Chacun des grands mouvements d’avant-garde cherche à imposer sa propre « discursivité » qui demande une union intime entre les œuvres particulières et les énoncés théoriques dans les manifestes. Ces manifestes sont devenus indispensables pour constituer l’œuvre – et ils en font partie intégrante ! À travers ces manifestes s’affirme la volonté nietzschéenne d’un « grand style ». Selon Nietzsche, un tel style a pour vocation d’instaurer une «tradition». Pour les références cf. publications Cette « volonté de tradition » exprimée par Nietzsche est le sujet d’un autre article que j’ai publié dans la revue Offcourse sur le site de l’University of Albany : La volonté de tradition – Nietzsche et l’anti-traditionalisme de la philosophie allemande (2004). Les articles qui suivent sont également fondés sur mes travaux sur Nietzsche: Ekelhafte Stadtansichten (2000) ; Vom bleichen Verbrecher und vom großen Knall. Versuche, den Wahnsinn im Wahnsinn zu denken (2003) ; F.T. Marinetti: Mafarka le futuriste / Mafarka il futurista / Mafarka der Futurist (2009) ; L’insoutenable fardeau de l’être : Benjamin Fondane devant Sartre et la ‘nouvelle génération existentielle‘ (2010) ; La naissance des saveurs à partir du dégoût (2010) ; Baudelaire et Nietzsche : lectures transversales (2012) . L’article Vom bleichen Verbrecher und vom großen Knall propose une « analyse existentielle » de plusieurs œuvres littéraires. Le point de départ est un épisode de Zarathoustra. Dans sa parabole du « blême criminel » (« vom bleichen Verbrecher »), Nietzsche a montré les apories qui résultent du désir de donner une explication « rationaliste » à un acte criminel. Une telle explication n’est qu’une stratégie de dissimulation. À ceci, il a opposé l’idée d’une autre folie émanant de la « grande santé », de la véritable position anthropologique qui ne peut être que celle du « surhomme » (« Übermensch »). Mais il ne faut pas confondre le « surhomme » n’est pas à confondre avec une catégorie anthropologique. Le « surhomme » est le pivot du topos du « dépassement (de l’homme) » et ainsi de la pensée nietzschéenne dans son ensemble. Le « surhomme » est avant tout un topos qui démasque « l’humain trop humain ». Pour les références: publications Financement: La monographie Die fröhlichen Jahre des Übermenschen (en voie de parution) est co-financée par l'équipe HLLI (ULCO):
Le défi moraliste : de Montaigne à Houellebecq – de Lichtenberg à Adorno
Avec son
constat « Il ne peut y avoir de vraie vie dans la fausse vie » – « Es
gibt kein richtiges Leben im falschen », Adorno renoue avec les grands
moralistes du 17e siècle. Pour le moraliste La Rochefoucauld,
l’amour-propre est à l’origine de tous les vices et de toutes les
vertus. Dans son amour propre, l’individu ne peut se passer de l’autre,
de son prochain, puisqu’il aspire toujours à la reconnaissance. La
concupiscence est la différentia specifica de la condition humaine
après la chute ; elle éloigne l’homme du salut, sans pourtant détruire
les liens sociaux puisque, par son instinct de conservation, l’individu
ne peut se détourner de ces prochains : une destruction des liens
sociales amènerait inexorablement sa perte. Pour cette raison, il faut
que l’homme se soumette à une morale qui se révèle toujours, pour
employer les termes de Descartes, comme «morale par provision » ayant
pour unique but le maintien d’une communauté par les individus qui la
constituent. Étant donné que cette morale n’est point « une morale tout
entière » (Arnauld/Nicole) fondée en une vraie éthique chrétienne de la
charité, elle ne peut être que l’expression d’une éthique négative. Une
telle éthique négative (terme créé en analogie avec théologie négative
et anthropologie négative) caractérise la démarche moraliste à travers
les siècles : le moraliste récuse tout système imposant une morale –
chrétienne, socialiste ou autre. Ainsi, il s’exprime d’une manière
aphoristique : en tant que philosophe, il évite d’enfermer ses idées
dans un nouveau système – il se méfie donc de lui-même. C’est notamment
Adorno qui souligne cette « éthique » de l’aphorisme – tout en pensant
plutôt à Nietzsche ou Lichtenberg qu’à La Rochefoucauld. La dialectique
négative d’Adorno postule que toute négation revient à une affirmation
du statu quo – qui est celui de la « fausse vie ». La puissance de
cette vie (mutatis mutandis, on pourrait ici également employer le
terme sartrien de « mauvaise foi ») émerge d’une inversion de la
dialectique hégélienne de la Bildung. Selon Hegel, l’individu s’inscrit
par son activité dans le cours du monde, le général, das Allgemeine ;
mais en même temps qu’il se tourne vers le général, il en fait partie
et est formé par lui. Comme das Allgemeine est, par la force des
choses, le produit d’une fausse vie, l’individu comme particulier (das
Besondere) ne peut y échapper. Adorno en conclut avec la revendication
d’une « cité esthétique » où l’emprise du mal est suspendue. La
philosophie est donc à repenser à travers l’art. Et comme l’artiste, le
philosophe cherche à s’éloigner du « commerce du monde », pour
reprendre une tournure chère 17e siècle. Seul l’éthos de sa pensée –
comme la déontologie de l’artiste – le protège contre la dialectique du
mal. Le moraliste n’est donc pas un « engagé », mais par l’acuité de sa
pensée il « engage ». Le moraliste emploie souvent la satire – comme
Erich Kästner dans Fabian. Die Geschichte eines Moralisten (1932).
D’une certaine manière, on peut le considérer comme un moraliste « de
gauche ». Mais on peut également constater qu’il existe des moralistes
« de droite ». Au cours de mes travaux sur Céline et sur les auteurs
contemporains (Houellebecq et Beigbeder), j’ai pu constater les
références fréquentes aux œuvres de La Rochefoucauld et de Pascal. Ces
nouveaux moralistes poussent le scepticisme à son extrême en déclarant
que l’espèce humaine est perdue – par sa propre faute. Et pourtant, ils
prennent une pose de « moraliste » ce qui trahit l’actualité d’une
telle démarche. Peut-être faut-il que notre ère post-moderne trouve son
« moraliste »? La réponse définitive à cette question dépasse notre
compétence ; mais la question justifie notre démarche. Articles Es gibt kein richtiges Leben im falschen“. Ein Versuch zu Adorno, Nietzsche und Port Royal (2003), Pour une esthétique de la solitude (2004), Civitas aesthetica – theologische Aspekte der ästhetischen Theorie Adornos (2007), La vraie et la fausse valeur des valeurs (2008) Moralistik – ein ethischer Stachel im Zeitalter der Globalisierung? (2008). Pour les références: publications
Ce projet
renoue avec mes travaux sur le « progrès ». Il m’a permis – entre autre
– de développer encore certains aspects notamment de la deuxième partie
de mon ouvrage Das Fortschrittstrauma / Le Traumatisme du progrès
et de présenter mes
travaux à plusieurs colloques en Allemagne et en France. Dans ces
travaux, j’ai mis l’accent d’abord sur le millénarisme, puis sur ce
nouveau genre littéraire survenu à la fin du 19è siècle : la
science-fiction. Ainsi, j’ai poussé mes recherches plus loin dans le
20e
siècle. Le fait que le projet était financé par l’Université
d’Augsbourg m’a permis d’organiser deux ateliers aux congrès des
romanistes et de francoromanistes allemands: Zukunftsromania.
Science-fiction in den romanischsprachigen Ländern/ La science fiction
dans les pays de langue romane (Kiel 2003 – avec le concours du
Deutscher Romanistenverband / Association allemande des romanistes).
Die tausendjährige Republik – La République millénaire : discours
millénaristes et apocalyptiques de la Révolution au 11 septembre 2001
(Freiburg i.B. 2004 – avec le concours du Frankoromanistenverband
/ Association des francoromanistes allemands). Articles: L’émulation du monde ancien : ‘Altneuland’ de Theodor Herzl (2002), Le Sade et les saint-simoniens: Mise en scène de l’érotisme et érotisme de la mise en scène (2002), Les Progrès nécessaires – De la bibliothèque du capitaine Nemo à une civilisation de troglodytes (2010), Le Millénarisme de Zola : la révolution avortée ? (2004). Pour les références: publications Financement:
Fonds de recherche de l'Université d'Augsbourg (Forschungsmittel Typ B)
et des subventions de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) pour les
deux colloques.
Das
Fortschritsstrauma. Vier Studien zur Pathogenese literarischer Diskurse
(Le Traumatisme du progrès. Quatre études sur la pathogénèse de
discours littéraires) Cet ouvrage
comprend quatre parties qui traitent des avatars du concept de progrès
à travers la littérature. Ces quatre parties ne sont pas des études
indépendantes : elles reflètent quatre tentatives différentes de
représenter les apories du progrès, des apories qui se sont manifestées
à travers l’histoire des idées. La Question.
Le « progrès » est un chantier qui ne cesse d’être rouvert par les
philosophes et les écrivains puisque le concept de progrès a subi – et
subit encore – des profonds remaniements selon ces points de vue
différents qui l’anthropologie, la théologie, la sociologie, l’économie
et la technologie. D’une part, le concept de « progrès » a contribué à
frayer le chemin à un changement profond de la société au commencement
de l’époque moderne, surtout à partir de la querelle des anciens et des
modernes à laquelle firent suite les Lumières, d’autre part, le «
progrès » est de plus un plus ressenti comme la cause profonde du
sentiment de crise éprouvé par l’individu dans une société en
transition où le bourgeois l’emporte sur le citoyen, où les révolutions
sont suivies d’une politique autoritaire, où la croissance économique
et la révolution scientifique finissent par être les seules formes de «
progrès ». Malgré cela, une idée obscure persiste selon laquelle seul
le progrès scientifique pourrait porter remède à cette crise. Il en
résulte maintes approches philosophiques pour redéfinir le concept de
progrès, dont le marxisme fut certainement la plus retentissante. La
crise – la krisis – émane de la nécessité d’adaptation à des
conditions, à des milieux nouveaux. La crise présuppose une rupture
brutale d’un ordre établi – tout en faisant appel à une telle rupture
pour en sortir. Le romantisme français exprima le déchirement social
intervenu lors de la Révolution. Il y réagit d’un côté par un désir
d’évasion, d’autre côté par l’instauration d’une nouvelle théologie
politique censée apporter une réponse à un fait désormais
incontournable : l’optimisme de certains philosophes prônant la
perfectibilité de l’espèce humaine s’était heurté à l’humain trop
humain – pour reprendre une notion célèbre de Nietzsche qui désigne ce
profond scepticisme anthropologique. L’incontournable amour-propre,
dénoncé par les moralistes du XVIIe siècle mais aussi par des
philosophes du XVIIIe comme Voltaire ou Condorcet, fit revivre une
vision eschatologique de l’Histoire : seul l’homme nouveau – et alors
perfectible – peut se porter garant du vrai progrès. Ce fut avant tout
au romantisme et à l’idéalisme allemands de prendre conscience de la
rupture métaphysique que la Révolution avait provoquée – et d’apporter
des nouveaux concepts pour redéfinir le « progrès ». Le dénominateur
commun de ces tentatives de reformuler l’avenir de l’espèce humaine fut
le désir d’apporter un nouveau sens qualitatif à cet avenir face à un
progrès en économie et en industrie qui était porté par une obsession
de croissance engendrant par la prolifération vertigineuse de produits
des changements dans tous les domaines de la vie, donc menant droit à
la crise. Ce sentiment de crise était encore accentué par le fait que
la révolution industrielle avait su créer les moyens de réaliser les
rêves des grands utopistes et que ses exploits se mettaient de plus en
plus à se retourner contre l’homme, à transformer – pour employer une
tournure d’Ernst Bloch – les « Lebensmittel » (moyens de vie ou
aliments) en « Todesmittel » (moyens entrainant la mort). Dans ce
contexte, les sciences elles-mêmes suscitaient des craintes
apocalyptiques dans la mesure où elles engendraient des espérances
eschatologiques. Méthode.
Par traumatisme du progrès, j’entends donc la tentative de représenter
cette crise liée au concept de progrès. En psychanalyse, un traumatisme
renvoie à un choc vécu, mais il ne désigne point les sentiments au
moment même du choc. L’avènement du traumatisme est le produit d’un
processus « après-coup » (nachträglich), appelé le « devenir-trauma »,
qui attribue aux scènes vécues autrefois ce caractère douloureux nommé
« trauma » ou « traumatisme ». Le traumatisme fait partie d’un «
travail » pour « situer » un événement, pour lui assigner un lieu dans
la mémoire individuelle et collective – d’un travail qui le transforme
en aventure ou idéologie. Un travail comparable est effectué par le
rêve. Pour Hans Blumenberg, le « travail du rêve » (Traumarbeit) est le
modèle même du mythe dans son évolution ainsi que dans sa constance.
Tout nouvel aspect d’un mythe, qui garde pourtant sa valeur «
iconologique », est le produit du « travail au mythe » (Arbeit am
Mythos). Le « traumatisme du progrès » désigne donc ce quasi-mythe
donnant lieu à l’Invention du XIXe siècle (c’est le titre d’un ouvrage
collectif dirigé par Alain Corbin et al.) – et aux « tentatives d’en
sortir » au XXe. Première étude.La
première partie du Traumatisme du progrès est un essai sur le
protagoniste de 20 000 lieues sous les mers de Jules Verne (« Jules
Verne : Das 19. Jahrhundert zu Ende denken / penser le 19e siècle pour
en conclure avec ») qui reflète, en quelque sorte, cette Invention du
XIXe siècle. Le capitaine Nemo est le nouveau Prométhée totalisant la
connaissance et l’audace humaines ; son enseigne est le N qui rappelle
Napoléon et Louis-Napoléon, l’Empereur de l’ère industrielle. Il fait
figure d’un personnage doté de charisme, au sens que Max Weber a donné
au terme : une apparence « surnaturelle », « surhumaine » ou tout
simplement « exceptionnelle » (außeralltäglich). Ce charisme, il le
doit à sa capacité de totaliser le savoir humain, de maîtriser en tant
qu’ingénieur une gigantesque machine qui tient lieu d’espace vital pour
une équipe qui lui est dévouée. Le personnage de Nemo représente les «
grandes » personnalités « charismatiques » dont l’image hante la
bourgeoisie du XIXe siècle – et qui, une fois au pouvoir, précipiteront
l’humanité dans les grands cataclysmes du XXe siècle. Chez Verne, par
contre, le charisme incarné par Nemo échappe encore à la pure gratuité
puisque tous ses actes sont bien menés par un éthos, dont témoigne la
bibliothèque à bord du Nautilus. Ce qu’il impose, tout en la
totalisant, c’est une tradition déjà existante. En s’identifiant aux
grands artistes, il met en cause le monde « extérieur » et le dénonce
pour avoir abandonné toute éthique léguée par la tradition. Nemo veut
donc protéger son monde clos contre une humanité dépourvue de l’éthos
indispensable à la maîtrise des exploits technologiques dont le
Nautilus constitue la « somme » devenue réalité. Mais soustrait à un
monde dévoué à l’idole de l’utilité, le Nautilus est une gigantesque
entreprise esthétique ! En justicier solitaire, Nemo est condamné à
errer comme le mystérieux Hollandais : c’est le mobilis in mobili d’un
voyageur qui a renoncé à arriver quelque part. Il poursuit l’idéal
d’une justice dont il s’éloigne dans la mesure où celle-ci devient
l’objet d’une entreprise solitaire. La domination charismatique se
passe d’une « volonté générale » et devient tyrannique : elle est le
fruit de la dialectique d’une Aufklärung bourgeoise qui a abandonné
l’idée de citoyen. Dans L’Ile mystérieuse, Nemo trouve en l’ingénieur
érudit Cyrus Smith la parfaite contrepartie de son entreprise
prométhéenne. Cet uomo universale paternel fait preuve d’une éthique
proche de celle du penseur légitimiste Bonald. Celui-ci vante les
sociétés naturelles dont les membres agissent « par la force pour la
fin de leur production et de leur conservation mutuelles ». Dans L’Ile
mystérieuse, une telle société est constituée, sous la direction de
l’ingénieur érudit, par les naufragés. Face aux changements vertigineux
survenus avec le XIXe siècle, la légitimité traditionnelle perd son
importance. Jules Verne y oppose sa vision d’une société qui est
conservatrice par rapport à la tradition, mais qui est aussi prête à se
servir de tous les exploits de la science moderne, à condition qu’ils
soient utiles à la communauté. Autrement dit : si ces richesses sont
gérées par la volonté d’une communauté patriarcale, elles sont mises au
service du bonheur de tous – pour réaliser ce projet appelé «
civilisation »; si, au contraire, elles tombent entre les mains d’un
chef dont les aspirations sont régies par un esprit purement
tyrannique, les individus sont rabaissés au rang de roues dans un
impitoyable engrenage : Paris au XXe siècle en offre l’exemple. Dans
une certaine mesure, Jules Verne représente ce que Gobineau appelle un
« conservateur progressiste ». L’utopie vernienne occupe donc ce lieu
idéologique où le bourgeois cherche à revendiquer la tradition comme
fondement d’une morale. Chez Verne, la concurrence est suppléée par la
dialectique d’imitation (imitatio) et d’émulation (aemulatio) ou par un
esprit de compétition sportive. C’est ainsi que l’œuvre vernienne
cherche à parer le traumatisme du progrès. En quelque sorte – pour
reprendre une idée de Lévi-Strauss – Verne prône une civilisation qui
sait éviter son « surchauffement » par l’Histoire – à l’instar des «
sociétés froides » des peuples « primitifs » (Lévi-Strauss). Au
traumatisme du progrès ainsi qu’à toute vision eschatologique de
l’Histoire, Verne répond par le « mythe » de l’éternel Robinson : les
sociétés idéales sont créées par des naufragés, sont des colonies (sic
!). Leur culture générale permet aux naufragés de « bricoler » avec des
résidus de la civilisation pour en créer une nouvelle. Il en sera de
même avec les survivants du grand déluge qui surviendra dans un avenir
lointain. L’éternel Adam – tel est le titre d’un roman de Verne publié
à titre posthume (remanié ou même entièrement écrit par son fils Michel
?) – l’éternel Adam est donc l’éternel Robinson ! Deuxième étude. La deuxième partie du Traumatisme du progrès analyse plusieurs discours apocalyptiques écrits depuis le XVIIIe siècle (« Missbrauchte Apokalyptik » / « L’abus de discours apocalyptiques »). Vers l’an 70, saint Jean de Patmos a rédigé un texte visionnaire d’un pathétique inouï : l’Apocalypse. Le présocialiste Saint-Simon y voyait déjà un discours répondant à une crise – celle du christianisme du Ier siècle de notre ère. En quelque sorte, l’Apocalypse a créé le moule de tout discours de rupture de la modernité – par son caractère pathétique censé convaincre et entraîner les membres d’un groupe afin de resserrer les rangs et par son caractère topique, c’est-à-dire par la via argumentorum qui conduit à travers le texte. Tous les auteurs du canon des « classiques de la fin » – pour reprendre une tournure de Derrida – peuvent être considérés comme les héritiers des prophéties eschatologiques juives situant la terre promise, le règne messianique dans le temps. Cette tradition fut transmise aux chrétiens par l’Apocalypse de saint Jean qui annonce le règne du Christ sur terre : les mille ans de bonheur. Le tournant décisif de la théologie eschatologique a été marqué en début du XIIIe siècle par le calabrais Joachim de Flore et ses disciples. Dans ses écrits, Joachim développe une interprétation trinitaire de l’Histoire sainte et proclame l’imminence de l’avènement de ce millénaire annoncé par l’Apocalypse : ce sera le IIIe Empire, le Troisième « Reich », inauguré par la révélation du nouvel Évangile éternel. La deuxième partie du Traumatisme du progrès s’ouvre sur une analyse des discours apocalyptiques du XIXe siècle, d’une rhétorique de la crise et de la rupture. Les exemples sont tirés des œuvres de Charles Nodier, d’Alfred de Musset, de Victor Hugo et d’Ernest Renan. Dans une digression, j’ai analysé le côté régressif – et donc « kitsch » – que les discours apocalyptiques ont pris notamment à partir du 20e siècle. Dans ce contexte, je m’appuie sur les textes théoriques de Walter Benjamin, d’Ernst Bloch, d’Hermann Broch, de Ludwig Giesz et de Hans Blumenberg : le mythe de la catastrophe est dénoncé ici comme une forme de « rétrécissement de l’être » (« Daseinsverengung ») qui permet à l’individu de se confiner dans la finitude et ainsi dans son existence meublée (Benjamin) puisqu’il a l’assurance que les autres ne lui survivront pas (Blumenberg). Le mythe de la catastrophe et le pathos qui l’accompagne sont devenus le mythe d’une bourgeoisie ébranlée par la crise. Le chapitre le plus important de cette deuxième partie du Traumatisme du progrès est pourtant celui qui traite du paradigme millénariste : « Der Millenarismus : eine politische Theologie der zweiten Chance » – « Le millénarisme : une théologie politique de la seconde chance ». La théologie de Joachim a préparé le terrain pour une sécularisation du paradigme millénariste donnant lieu à une philosophie de l’Histoire : le règne de mille ans de l’Apocalypse est devenu le pivot de réflexions à la fois révolutionnaires et conservatrices ou réactionnaires sur le « lieu » qui serait assigné à une société existante ou future dans l’Histoire. Depuis les Lumières, ce paradigme est discuté puisqu’il promet une issue à cette dialectique du mal (du humain trop humain) qui obstrue la marche de l’humanité vers la perfection – et qui est à l’origine du traumatisme du progrès. D’un côté, il y a Turgot, Mercier Condorcet et Lessing qui défendent le paradigme millénariste, de l’autre côté, des voix critiques s’élèvent dont celle de Kant. C’est notamment avec la Révolution que le paradigme millénariste dévoile son côté profondément idéologique – à citer comme exemples Sylvain Maréchal et Rétif de la Bretonne. Dans une digression, j’ai montré comment le marquis de Sade s’est moqué de cette nouvelle théologie politique. Sous le choc de la Révolution, le paradigme millénariste est repensé par des penseurs légitimistes comme Bonald ou Joseph de Maistre, par le protestant « catholique » Novalis et par les disciples du socialiste « utopique » Saint-Simon. Ces derniers prônent une transformation pacifique de la société. Un millénarisme agressif est monté sur la scène de l’Histoire avec le Manifeste communiste de Marx et Engels. Les idées – pacifiques ou révolutionnaires – qui se réclament du paradigme millénariste sont entrées dans la littérature. Sand, Hugo et Zola en offrent les meilleurs exemples. Anatole France, lecteur sceptique et républicain de Marx et Engels, a écrit deux textes satiriques dans lesquels il s’en est pris aux visions millénaristes : Par la Porte de corne ou par la porte d’Ivoire et L’Ile des Pingouins. Le premier texte cité, d’ailleurs, est une parodie de la théorie marxiste selon laquelle l’ère du vrai progrès – le millénaire – viendrait avec la Révolution prolétarienne. La deuxième partie de Traumatisme du progrès conclut à une analyse des discours apocalyptiques dans le contexte d’une philosophie de l’existence en Allemagne et en France – elle renoue avec mes considérations sur le « rétrécissement de l’être » (« Daseinsverengung »). Cette conclusion provisoire est suivie d’un chapitre sur « le crépuscule des fascistes » (« Faschistendämmerung ») – sur Brasillach, Drieu La Rochelle et Céline. Troisième étude.
La troisième partie du Traumatisme du progrès met en relief les
réponses scientifiques et pseudo-scientifiques apportées à cette crise
associée au progrès (« Die Austreibung des Fortschritts aus dem Geiste
de Wissenschaft » / « Le progrès chassé de l’esprit des sciences »). Au
tournant du siècle, la théorie scientifique est devenue dualiste :
dorénavant tous les phénomènes de la nature sont perçues sous l’emprise
de deux principes contradictoires – ce qui exclut d’avance l’hypothèse
d’un progrès linéaire. Entre autres, une telle conception dualiste a
été préparée par Nietzsche et développée par Freud. Ce dernier a
discerné la coexistence d’une pulsion de la vie (éros) et d’une pulsion
de la mort (thanatos) ainsi que celle d’un principe de réalité et d’un
principe de plaisir. Afin de créer un équilibre entre ces principes
contradictoires et afin de conserver la survie de son espèce, l’homme a
créé la civilisation et la culture qui sont les fruits de la
sublimation du désir sexuel. Une telle théorie contribue à ébranler
définitivement la confiance en la marche de l’Histoire. Le « progrès »
et dorénavant considéré sous l’aspect d’une économie particulière qui
dépend exclusivement de l’ensemble qu’elle gère. Alors, ce n’est plus
l’Apocalypse qui se situe au pôle opposé au progrès traumatisant, mais
un lent processus de décadence – savouré dans la mesure où il est
ralenti. Huysmans en a donné un parfait exemple dans son roman À
rebours : Babylone la grande prostitué incarnant la violence d’une
sexualité entièrement désublimée est opposée à Salomé qui condamne ses
victimes à un empoisonnement lent. Mais cette fin de siècle a aussi
amené d’autres approches. Reprenant les théories psychiatriques de
l’époque, Max Nordau a essayé de dresser le tableau d’une
«psycho-pathologie » de son siècle et dénoncé l’art moderne (dont l’art
de Wagner – sic !) comme le fruit d’une « dégénérescence » (« Entartung
») mentale de l’homme. Les exemples cités de Freud et Nordau ont ceci
en commun : ils ont donné lieu à une explication scientifique de
l’Histoire et de la culture. Encore plus que la psychologie, c’était la
physique qui se mettait à inspirer une nouvelle théorie sur la marche
de l’Histoire – la deuxième loi de la thermodynamique : l’entropie.
Oswald Spengler a repris cette théorie pour donner un fondement «
scientifique » à sa vision du déclin de l’occident. Selon lui,
l’Histoire est celle des cycles des grandes cultures. Dans ces cycles,
l’homme héroïque doit assumer sa destinée – selon cet impératif éthique
emprunté à Sénèque et cité à la fin du Déclin de l’Occident : ducunt
fata volentem, nolentem trahunt. Le crépuscule des dieux – die
Götterdämmerung – est dorénavant associé à l’entropie. NB : Les
scientifiques à leur tour espéraient trouver une issue à cette loi
fatale : ils misaient sur une eschatologie scientifique instaurant le
monisme dans les processus de la nature (Felix Auerbach) : le paradigme
millénariste a donc su s’imposer également dans les sciences ! Une idée
qui, d’ailleurs, avait déjà été exprimée par Ernest Renan ! Mais
revenons à Spengler : d’un ton agressif, il récuse tout optimisme et
toute notion de progrès – sauf celle en technologie ! Les progrès
scientifiques sont conjurés en tant que moyens pour augmenter les
possibilités d’une destinée héroïque – à savoir la guerre ! Comme toute
tentative de transcender l’état de crise paraissait vouée à l’échec, la
littérature commençait à voir l’homme plongé dans la masse humaine
peuplant les métropoles. La Vie unanime de Jules Romains esquisse une
vision de l’homme vivant en accord avec l’énergie d’une ville qui crée
des moments éphémères d’une intensité inouïe, des moments qui
constituent la vraie vie – une analyse des petits récits publiés sous
le titre Puissance de Paris le montre bien. L’expressionniste René
Schickelé, par contre, est pris d’horreur du Großstadtvolk où il voit
germer les grandes guerres. Un autre tournant dans l’approche «
scientifique » a été apportée par l’ethnologie, notamment par Eliade et
par Lévi-Strauss qui étaient aussi – chacun pourtant à sa manière – des
disciples d’Oswald Spengler. Leurs réponses apportées au traumatisme du
progrès sont plus que douteux : Mircea Eliade qui n’a jamais récusé son
passé fasciste exige un nouveau concept de liberté : la soumission
héroïque à la nécessité mythique – pour en finir avec la démocratie ?
Claude Lévi-Strauss, par contre, voit le déclin inévitable des grandes
villes devenues victimes de l’Histoire qui est pourtant le fruit de
l’urbanisme (voir Spengler!). La culture, selon lui, est un moyen pour
endiguer la puissance entropique de l’Histoire et de la civilisation –
ce qui l’amène à réclamer une organisation « saint-simonienne » de la
société ! Seules les sociétés « primitives » qui vivent leurs mythes et
qui ne connaissent ni progrès ni histoire n’ont pas besoin d’une telle
« administration ». Mais le vecteur de l’Histoire – et donc l’entropie
– les a percées et vouées à la disparition. Lévi-Strauss propose une
attitude à la fois mélancolique (voir Tristes Tropiques) et esthétique
par rapport à ces peuples, déclarant que Wagner a été le dernier à
réaliser un ensemble mythique. La troisième partie du Traumatisme du
progrès conclut avec une digression sur la théorie de l’information
(Bense, Eco) en esthétique pour récapituler le paradigme de
l’innovation étroitement lié au concept du progrès tel qu’il se
présente dans nos sociétés libérales. La « nouveauté » et l’innovation
commencent à perdre d’importance – au profit d’un nouvel historicisme. Quatrième étude. La quatrième partie du Traumatisme du progrès renoue avec la deuxième partie. À travers la revendication cynique d’un « tausendjähriges Reich » par Hitler, le paradigme millénariste s’affirme plus que jamais comme un instrument idéologique. En effet, en agissant plus ou moins explicitement au nom d’une vision millénariste pour renverser un status quo, les grandes révolutions ont contribué à faire croître les doutes sur sa validité. Et pourtant, même les chantres de la démocratie américaine comme Fukuyama n’y échappent pas. En revendiquant la « Fin de l’Histoire », ils s’opposent à toute évolution – donc à tout progrès – sociale. Dans cette impasse créée par les idéologies, il y a une autre tradition qui se fait entendre : celle d’un certain courant du messianisme judaïque qui récuse toute eschatologie et toute pensée mythique (à laquelle elle associe d’ailleurs les discours eschatologiques et leurs amplifications sous forme de discours apocalyptiques). Ce messianisme ne connaît pas de fin de l’Histoire – le Messie peut à tout moment entrer en scène et amener un changement ontologique radical sans pourtant modifier les choses telles qu’elles nous entourent ; ce messianisme désigne tout d’abord un impératif éthique : l’utopie est sauvé de l’utopisme par le recours à l’aniconisme. Les penseurs de ce messianisme qui trouve ses racines dans la tradition hassidique sont entre autres Hermann Cohen, Gershom Sholem, Rosenkranz et Walter Benjamin en Allemagne ; en France, ce courant de la pensée messianique est avant tout représenté par Levinas, par Lyotard et par Derrida. Des penseurs comme Hermann Broch, Adorno et Hans Blumenberg renouent également avec cette tradition. En France, cette approche – pourtant passée inaperçue en tant que telle – est à l’origine des questions éthiques soulevées par les nouveaux philosophes (cf. Le Testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy). Mais l’apocalyptisme (pour prendre un terme créé par Renan) n’est toujours pas mort – 911 l’a bien montré. Peut-être parce qu’il est lié inséparablement à ce progrès que nous craignons tant – mais auquel nous continuons à croire ? Financement: Bourse de
la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG - Association allemande de la
recherche scientifique) pour les années 1997 et 1998 (fonds: HDR),
publication du livre Das Fortschrittstrauma (2005) avec le soutien de la DFG. Existenzphilosophie in Rumänien / La philosophie de l’existence en Roumanie. Au
cours de mes recherches sur des écrivains et philosophes d’origine
roumaine (Fondane, Cioran, Eliade, Ionesco et al.), j’ai noué des
contacts avec des chercheurs d’origine roumaine. Dans le cadre de
mes recherches sur l’existentialisme (et sur la pensée existentielle)
et de mes activités dans la Société d'études Benjamin Fondane, j’ai
participé à de nombreux colloques en France et en Israël. Les résultats
de mes recherches ont surtout fait l’objet de publications sur
Benjamin Fondane. Depuis 2010, je suis vice-président de la Société
d’études Benjamin Fondane et membre de la rédaction des Cahiers Benjamin Fondane.
Références: fondane.com (site de la Société Benjamin Fondane).
Financement: Fonds de recherche de l'Université d'Augsbourg (Forschungsmittel Typ A me permettant un séjour d'un mois à l'Université de Jassy en octobre 1994 et de participer au colloque Benjamin Fondane. Chronos und Thanatos. Der Existentialismus des nouveau romancier Claude Simon / Chronos et Thanatos. L’Existentialisme du nouveau romancier Claude Simon. Le
point de départ de la thèse Chronos et Thanatos. L’Existentialisme du
nouveau romancier Claude Simon est la tentative de situer l’œuvre de
Claude Simon dans un contexte plus vaste de l’histoire des idées.
Partant des sujets récurrents de l’existentialisme, à savoir : la mort
et le temps, j’ai écrit une longue introduction théorique qui traite
notamment du problème de la temporalité dans le roman. En tant qu’«
épopée bourgeoise » (Hegel, Lukács), le roman reflète cette notion du
temps qui s’est imposée avec l’avènement de la bourgeoisie et de
l’économie de marché. Déjà l’expression time is money traduit la
temporalité en une catégorie quantitative qui, à son tour, induit une
notion « spatiale » du temps puisque celui-ci est perçu sous forme de
changements dans l’espace – dont témoignent les aiguilles sur le
cadran. L’individu se trouve constamment sous l’emprise de ce « monde
des horloges » : sa journée et ses moindres gestes renvoient toujours à
ce cadran. Les unités avec lesquelles le temps est mesuré sont
arbitraires – ou plutôt elles dépendent du discours (de l’idéologie)
qui les désigne. Et ce discours revendique une qualité mythique. C’est
pour cette raison qu’on offre toujours des montres aux adolescents lors
de ces événements qui rappellent les anciens mythes d’initiation : la
communion ou le baccalauréat. Comme la représentation du temps est
purement quantitative, tout changement est vécu comme quelque chose de
perdu : le temps s’écoule inexorablement. La philosophie de la vie y a
opposé une autre conception de la temporalité : la durée qui échappe à
cette « croûte » (Bergson) formée par un moi aliéné. Heidegger a
entrepris une analyse du temps en tant que projection du « Dasein » («
être-là ») dans le monde ; Sartre parle du « pour-soi en situation ».
Mais au-delà des questions posées et des réponses données par les
philosophes il y a un problème qui persiste : le fait de communiquer le
temps ou ce qui est « dans » le temps. Sartre l’a bien constaté : dans
le roman, il faut mentir pour être vrai, il faut avoir recours à des
formes conventionnelles pour exprimer ce qui est censé être la durée ou
le temps (réellement) vécu. En d’autres termes : on n’échappe jamais à
ce que Heidegger a nommé le « concept vulgaire du temps » auquel est
ramené toute forme de « Mit-Sein » (« être avec ») dès qu’on veut
communiquer. La démarche existentialiste a eu beau la partie belle de
l’inauthenticité puisqu’il a fallu reconnaître qu’il y a nécessairement
un phénomène d’aliénation pour gérer les rapports avec autrui. Ainsi
Sartre a développé une phénoménologie du regard exprimant la
dialectique de cette aliénation incontournable. Pour le roman, il
s’ensuit donc qu’il faut recourir à des formes de représentation
établies – donc des topoi, ou, pour le dire avec Bakthine, des «
chronotopes ». La narration peut bien en modifier les apparences, elle
ne saura jamais y échapper complètement. Il en résulte ce constat
presque naïf : un roman d’avant-garde comme le nouveau roman n’échappe
jamais à ce « réalisme » qu’il récuse puisque « vivre, c’est raconter
», comme dit Sartre dans la Nausée. On raconte sa vie comme une suite
d’aventures, mais en la racontant on cède déjà à une forme de discours
qui est celle du roman. Et pourtant, la littérature de
l’existentialisme répondait à une situation de crise survenue vers la
fin de l’entre-deux-guerres, ayant pris de l’ampleur pendant les années
passées sous l’Occupation pour atteindre son apogée grande déception au
moment
de la Libération, donc à une situation de crise qui interdisait à
l’individu ce « lieu » stable (son topos) tant souhaité par les
bourgeois de Bouville. Alors on s’est mis à la recherche de nouvelles
formes romanesques afin de rendre aux protagonistes (et aux lecteurs)
cette liberté inquiétante – une recherche inspirée par la littérature
nord-américaine, notamment par les romans de Faulkner qui étaient
considérés comme des « romans de situation ». Mais Sartre qui, dans ses
critiques littéraires (Situations), avait trouvé « les mots pour le
dire » est vite devenu persona non grata dans un milieu littéraire qui
voulait défendre l’autonomie du roman étant donné que le philosophe
avait poussé le « roman de situation » vers l’engagement politique.
Ainsi les romanciers de l’« ère du soupçon » comme Nathalie Sarraute,
Alain Robbe-Grillet et Claude Simon et maints autres sont devenus
anti-sartriens dans la mesure où ils se mettaient à réaliser leurs
propres formes d’un « roman de situation ». Chez Claude Simon
notamment, ce conflit avec le « directeur de conscience » qu’était
Sartre est particulièrement évident. Sa recherche romanesque, tournée
vers le travail de la mémoire, veut tenir compte de l’autonomie d’une
écriture qui engendre à son tour des images. Néanmoins un « patrimoine
» existentialiste, dont il ne peut s’affranchir, continue à agir dans
ses œuvres. I.
Dans la première partie de Chronos et Thanatos (« Existentialismus »),
j’ai entrepris une analyse des premiers romans de Claude Simon – des
romans qu’on peut sans doute caser dans la rubrique « roman
existentialiste » puisque les sujets récurrents de la littérature
existentialiste proprement dite y sont plus qu’évidents. Le romancier,
d’ailleurs, s’est toujours refusé à une réédition de ses premiers
romans. Il s’avère que Le Tricheur (écrit vers 1941, publié en 1945)
est une compilation de la littérature de son époque. Les influences de
Gide (à qui réfère le titre), de Nietzsche, de Kierkegaard et – avant
tout – de Faulkner et de Sartre sont faciles à saisir. Simon a repris
de Faulkner (The Sound and the Fury), par exemple, ce moment de révolte
d’un protagoniste qui, pour se venger de son père, casse la montre dont
il a hérité. L’influence de Sartre s’affirme dans les sujets abordés et
dans les métaphores : Simon lui a emprunté les images du visqueux et du
poisseux, cette volonté « nietzschéenne » de s’imposer etc. Le
protagoniste dans Le Tricheur commet alors un meurtre absurde, un «
acte gratuit » manqué. Certes, il faut donner raison à Simon qui –
après coup – n’y a voulu voir qu’un essai de débutant sans aucune
valeur littéraire. Nonobstant cela, il permet de retracer quelques
éléments du roman existentialiste – et de démontrer l’emprise du
discours sartrien sur la génération littéraire des années 40. Il en est
de même avec le second livre publié par Simon, La Corde raide (1947) :
un long monologue d’inspiration autobiographique avec des digressions
sur la poétique du roman qui démontrent – encore une fois – cette
influence incontournable de Sartre, notamment dans ses réflexions sur
l’absurde. Il reprend la théorie du roman esquissée par Sartre avant la
guerre dans ses essais critiques sur Mauriac et Faulkner. En quelque
sorte, La Corde raide est un de ces romans de « confession » à la mode
à l’époque qui incitent à la comparaison avec d’autres
(autobiographiques ou fictifs) comme La Chute d’Albert Camus, Le Bavard
de Louis-René des Forêts ou l’Âge d’homme de Michel Leiris, des
monologues qui poussent le genre du « roman » à ses limites. Avec
Gulliver, Claude Simon, comme il l’avoue lui-même, a entrepris la
tentative d’écrire un roman selon la mode de son temps : c’est un texte
allégorique sur la France divisée au lendemain de la Libération. Mais
il contient déjà des passages où s’annonce le futur maître du nouveau
roman. Le temps apparaît ici dans une perspective nouvelle par rapport
aux livres précédents : il est à la fois une couche poisseuse qui se
pose sur les événements et une force insaisissable qui cherche ses
points de cristallisation. Les événements au moment de cet état
d’exception historique obéissent aux règles d’un jeu de durée limitée
et deviennent obsolètes, une fois que le jeu est terminé (dans le
texte, on trouve la description d’un match de football qui prend un
caractère allégorique). On est « en situation », mais seulement pour un
moment donné de l’Histoire – sans qu’il y ait un lien de causalité (et
donc un sens) reliant les événements du présent à ceux du passé. Les «
morceaux de temps » s’accumulent comme dans un poème célèbre de
Baudelaire : toute situation est donc contingente, absurde. Et
pourtant, Claude Simon n’abandonne pas sa quête de structures
organisant la vie humaine. Sacre du printemps (1954) est un roman
initiatique qui raconte une initiation manquée : en effet, c’est le
roman d’un Œdipe raté puisque le protagoniste adolescent ne réussit ni
le meurtre symbolique du (beau)père ni sa quête identitaire. Ce dernier
sujet avait été soulevé d’ailleurs par Alain Robbe-Grillet peu avant la
sortie de Sacre du printemps : Les Gommes (1953). Les quatre premiers
livres de Claude Simon démontrent à quel point le futur nouveau
romancier se débattaient contre la pensée sartrienne tout en restant
convaincu de la contingence de la vie. II.
La deuxième partie de Chronos et Thanatos a pour sujet les nouveaux
romans de Claude Simon, les romans parus entre 1957 et 1962. Dans Le
Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque, le personnage
principal, un certain Montès, se rend dans une ville languedocienne où
il a hérité des vignobles d’un père qu’il n’a jamais connu puisque sa
mère, enceinte de lui, avait quitté la ferme après avoir surpris son
mari avec une bonne. Mais tout effort fait par Montès pour être intégré
dans la communauté de la petite ville échoue. Il reste un marginal qui
promène son appareil-photo. Mais ce troisième œil qu’est l’objectif de
son appareil devient l’image même d’un regard qui ne sait assumer cette
puissance par laquelle le regard « sartrien » s’impose en tant que «
regard d’autrui ». Montès est incapable de reconstituer l’ensemble du
jeu dont il est exclu d’avance. Son unique obsession est celle de
vouloir matérialiser les choses qui lui sont enlevées par le temps –
emportées par ce vent qui le tracasse et qui continuera après son
départ. Mais le vent – et ainsi le temps – paraît se retourner
uniquement contre lui. Les habitants du village ne sont point atteints
par cette force destructrice : leur communauté est resserrée par une
trame remontant à des générations. La force « mythique » repose donc
sur une entité signifiante qui s’est constituée à un lieu précis et qui
s’incorpore les choses en tant que signes, les choses qui forment la
matière même d’une mémoire immatérielle gérant les choses après-coup –
à l’instar du roman. Mais Montès n’en fait pas partie ! Il est un «
idiot » : tout ce qui a un « sens » pour les habitants de la ville est
perçu par lui comme sound and fury. Le roman prend donc un caractère
emblématique : il devient un emblème de la vanité (voir mon article «
Un emblème de l’écriture », 2003). Avec le départ de Montès, l’emblème
– le roman – se « referme ». L’emblème « mis en abyme » dans L’Herbe
(1958) renvoie à l’Histoire : « Personne ne fait l’histoire, on ne la
voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser ». Il décrit les 10
jours de l’agonie d’une vieille institutrice qui, avec sa sœur décédée,
a mené une vie d’abnégation pour permettre au frère cadet de faire des
études et de devenir professeur de littérature (sic !). Mai la suite
des générations s’interrompt avec leur neveu : traumatisé par la
guerre, Georges est resté sans enfants et sa femme est sur le point de
le quitter. Seule la mourante la retient encore puisqu’elle incarne la
force mythique émanant de ce lieu où elle a été amenée par le cours
aveugle de l’Histoire. Cet univers – cet ensemble signifiant – est sur
le point de disparaître, d’être absorbé dans une masse gluante. Le
soleil projette une ombre en forme de T dans la chambre de la mourante
– encore une référence à Faulkner (The Sound and the Fury). Le temps
s’apprête à tout faire disparaître. La rupture « ontologique »
survenant avec la mort, que j’ai essayée de préciser en m’appuyant sur
Heidegger, pose maintenant le problème du lieu de la mémoire – de cette
mémoire qui actualise le mythe en participant à sa constitution. Et ce
quiproquo entre lieu dans la mémoire et lieu de mémoire devient le
sujet de La Route des Flandres (1960) – de ce grand roman qui retrace
le parcours du souvenir. Traumatisé par l’annihilation de son escadron
et la mort théâtrale de son commandant sur les champs de bataille des
Flandres en 1940, Georges (le même que dans L’Herbe) cherche à
reconstituer et à revivre les circonstances de ce choc devenu
traumatisme : il couche à ces fins avec la jeune veuve du commandant.
Durant cette nuit d’amour, les images se superposent – des images
évoquant l’Histoire de sa famille, les innombrables photos, les
événements de la guerre… sans aucune autre cohérence que celle créée
par l’enchaînement de ces images – de ces « associations » au sens
freudien du terme. Les mythes qui sont évoqués restent des mythes liés
au lieu de leur actualisation – et ils se refusent à toute explication
: la narration paraît « éclater » à tout moment et disparaître derrière
les images, mais l’emblème la contient « en abyme ». L’espace
immatériel de la mémoire parcouru par le souvenir s’avère impersonnel –
ce que Simon souligne par l’emploi fréquent de la forme impersonnelle
du participe présent. Tout souvenir renvoie à un « comme si » (la
répétition de ce « comme si » rappelle le « as if » chez Faulkner) : un
événement n’est vécu qu’à travers d’autres événements auxquels il fait
écran ; finalement, tout vécu est immédiatement soumis à un travail «
après coup », au travail de la mémoire. Avec La Route des Flandres,
Claude Simon s’est définitivement établi comme un auteur érudit qui
sait intégrer les réflexions philosophiques de son temps sans pourtant
leur soumettre son roman. Et encore les questions soulevées par les
philosophes de l’existence s’imposent – notamment celles portant sur le
temps et la mort. Le moment de la mort est celui où l’énigme du temps
paraît se résoudre, mais il se soustrait à la conscience. Dans Le
Palace, le « protagoniste » retourne sur le lieu concret où il a vécu
quelques moments dramatiques de la guerre civile en Espagne, où il a
failli être le témoin d’un meurtre. Mais du palace à Barcelone, il ne
reste que des ruines. Sa tentative de provoquer un déjà-vu (c’est
Maurice Halbwachs qui parle d’un déjà-vu provoqué) est vouée à l’échec
: le seul et véritable « lieu » de mémoire s’efface avec son suicide –
un suicide de quelqu’un qui n’a jamais accompli son parcours
initiatique. Le Palace est une sorte d’expérience phénoménologique
puisqu’il prouve l’échec de toute tentative d’emprise sur le réel à
travers l’imaginaire. Le « protagoniste » doit échouer car la scène de
la mémoire ne permet qu’une « quasi-observation » (voir L’Imaginaire de
Sartre) : il est impossible d’en tirer des « informations » sur une
situation révolue. Chronos et Thanatos conclut avec les Cinque Notes
sur Claude Simon de Merleau-Ponty où il démontre à l’exemple de la
narration dans La Route des Flandres son « ontologie verticale » qu’il
a opposée à l’ontologie sartrienne : l’être n’est plus considéré comme
un « être en situation » mais comme un carrefour des significations à
travers les souvenirs engendrés par des images qui, à leur tour, « font
écran ». Ainsi Merleau-Ponty a préparé le « linguistic turn » dans la
philosophie française et l’« archéologie » de Foucault. Articles: La thèse Chronos et Thanatos a été accompagné de la publication deux articles établissant l'état de la recherche: Claude Simon und der Nouveau Roman: Erträge und Desiderate der Forschung aus literatursoziologischer Perspektive (1991) et Anthropologie und Literaturwissenschaft – die Wiederbelebung eines Paradigmas? Überlegungen am Beispiel einiger Studien zu Claude Simon (1993). Trois autres articles, plus récents, renouent avec ces travaux sur Claude Simon et développé les aspects rhétoriques et « archéologiques » de son œuvre : Die archäologischen Spuren einer « epiphany » : « La Bataille de Pharsale » von Claude Simon (2006) et Un emblème de l’écriture : « Orion aveugle » de Claude Simon (2003), Die Sphinx in der barocken Emblematik des Nouveau Roman : L’Herbe (2012). Financement: Bourse de l'État de la Bavière et de l'Université d'Augsbourg (Nachwuchsförderungsgesetz), bourse du Deutscher Akademischer Austauschdienst (DAAD - Office allemand d'échanges universitaires) pour des séjours en France. Distinction: Prix de l'Université d'Augsbourg.
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